Je m’appelle M.A. Je suis né en 1932 à Tazenakht, province de Ouarzazate dans le sud du maroc.
         J’ai deux frères. Le premier a émigré en Australie et le second est décédé, laissant des enfants au pays. Ma famille possédait une petite exploitation agricole et quelques dromadaires qui servaient de moyens de transport. Mon père faisait du commerce car les récoltes n’étaient pas suffisantes pour nourrir la petite famille.
         J’ai quitté mon village natal en quête d’un travail. Je me suis installé à Béni Mellal parce qu’il y avait du travail, notamment dans le bâtiment. En effet, à cette époque, les autorités avaient besoin de mains d’œuvres pour construire le grand barrage de Bin El Widane. J’y travaillais comme maçon. C’est à Béni Mellal que je me suis marié en 1955 et j’a eu trois enfants; deux filles et un garçon.
         Un de mes cousins qui travaillait en France  m’a envoyé un contrat de travail. En juillet 1970, j’ai confié ma femme et mes enfants encore jeunes à mes beaux-parents et à mon frère pour venir m’installer à Grasse.
         Le voyage en train était long et fatiguant car les sièges étaient en bois Le trajet Casablanca-Tanger a duré toute la nuit. Une fois à Tanger, on a traversé le Détroit de Gibraltar en bateau où on nous a projeté un film réalisé par la banque populaire dans lequel on nous incitait à penser à réaliser des projets au pays. Arrivés en Espagne, on a pris le train. À la frontière franco-espagnole, on nous a dispatchés en fonction des lieux où l’on avait un contrat de travail. Le trajet a duré trois jours.
         On était quatre à venir du même village avec un contrat. Arrivés à Grasse, on était hébergés dans un dépôt de marchandises que le patron avait aménagé en une grande salle où il avait installé des lits. On n’avait pas de chambres individuelles. La grande salle était équipée d’une salle de bain, du chauffage, etc. Pour obtenir les cartes de séjour, c’est le patron lui-même qui s’en est occupé auprès de la préfecture. Comme on ne parlait pas un mot de français, on restait entre nous.
         Le patron était un marocain de la région de Sousse au sud du Maroc. Il vivait avec une française et n’avait pas d’enfant. En 1970, il avait organisé une soirée pour fêter son premier million. Il avait acheté des moutons, des boissons, du pain, etc. Il prenait bien soin de ses employés. il était vraiment très gentil avec nous. À l’approche de la fête, il nous offrait 4 ou 5 moutons que nous égorgions et préparions nous-mêmes.
         Je travaillais chez lui et, au bout de 8 mois, je lui ai demandé une augmentation parce que j’estimais que je n’étais pas assez bien payé. Comme mon patron me l’a refusé, j’ai rompu mon contrat et suis parti travailler dans une autre entreprise. À l’époque, je gagnais entre 1000  et 1500 francs en faisant des heures supplémentaires. je travaillais également les samedis et dimanches ainsi que les jours fériés. La vie n’était chère ni au pays, ni ici en France. La baguette ne coûtait que 50 centimes.
         Chaque début du mois, j’allais à la poste et demandais à quelqu’un de me remplir un mandat pour envoyer de l’argent à ma famille.
         Chez mon premier patron, j’ai travaillé huit mois. Comme j’estimais qu’il ne me payait pas assez parce qu’il retenait le prix du loyer et du transport, je l’ai quitté pour aller travaillé avec un patron nîmois qui me payait mieux sans avoir à travailler le samedi. À cette époque, il me payait 60 francs par jour. Il m’a été présenté par des personnes originaires de Tinghir avec qui je m’étais lié d’amitié. J’étais hébergé chez des compatriotes qui étaient installés dans la région depuis longtemps. C’était ces anciens qui conseillaient les nouveaux arrivants. Ils les aidaient à trouver un logement et un travail, etc.
        L’entreprise avec laquelle je travaillais à l’époque était nîmoise mais les chantiers étaient sur Mandelieu et sur Cannes. À la fin du chantier, le patron voulait me garder. Il m’avait proposé de l’accompagner à Nîmes mais j’ai refusé parce que je ne connaissais personne là-bas.
         La première fois, je suis resté une année avant de rentrer au Maroc voir ma famille. J’y ai passé quatre mois. À mon retour, j’ai travaillé six mois et je suis rentré au pays pour y passer trois mois. Et depuis, c’est devenu une habitude.
         Durant toutes ces années passées en France, je n’ai jamais eu de problèmes de quelque nature que ce soit, ni avec qui que ce soit. D’ailleurs, au Maroc non plus. J’ai toujours été apprécié par mes patrons. Ils me demandaient souvent de rester travailler avec eux jusqu’à ce que je décide de partir de mon propre chef.
         Dans les chantiers comme dans la vie quotidienne, j’ai fréquenté des algériens, des tunisiens, des français et, bien entendu, des marocains. De 1970 à ce jour, bien des années se sont écoulées. Ça représente la moitié d’une vie quand-même. Mais, jamais le Bon Dieu n’a mis sur mon chemin quelqu’un de détestable, y compris les patrons. Je vous dis ça parce que j’entends parfois des gens se plaindre et dire: « ce patron m’a volé » ou « l’assurance ne m’a pas remboursé ». Moi, je leur réponds à chaque fois: « soyez corrects et droits et vous n’aurez rien à craindre ».  
         Au début, quand je suis venu en France la première année, je ne savais pas ce que c’était un bulletin de salaire. Avec le premier patron, on était payé tous les samedis. À la fin du mois, quand on rentrait du travail, chacun de nous trouvait sur le meuble son enveloppe contenant son bulletin de salaire et son argent de la semaine. Au travail, on ne comptait pas les heures. On partait à six heures du matin et on ne rentrait pas le soir avant 18-19 heures. Il est vrai que les chantiers étaient loin de Grasse; à St Tropez…etc.
         Quand j’ai quitté le patron nîmois, j’ai travaillé deux ans chez un autre patron. À l’époque, il n’était pas encore riche. Il venait boire le thé avec nous et nous taquinait. Maintenant qu’il est  fortuné, il est devenu très difficile de l’approcher. C’était lui qui m’avait aidé à obtenir ma carte de séjour parce que quand je suis venu en France, j’étais lié à mon premier patron par un contrat d’un an qui faisait office de carte de séjour. Et comme je ne l’ai pas honoré puisque je n’ai travaillé que huit mois avec lui, je ne pouvais aspirer obtenir une carte de séjour. Il m’a donné une autorisation de quitter le travail et quand j’ai reçu ma carte de travail, sa femme m’a appelé pour me dire de venir la chercher. La carte de séjour et la carte de travail étaient valables trois ans.
         À l’époque, la France avait besoin de mains d’œuvres. C’est pour ça qu’elle a fait appel à nous. On était bien appréciés. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Mais, c’est de notre faute parce que certains ont commencé à voler et à trafiquer. Il y en avait qui vivaient dans des caves et qui n’avaient jamais vu un billet de 50 dirhams avant de venir ici en France. Je pense qu’un homme qui quitte son pays doit se respecter lui-même et respecter la loi du pays qui l’accueille. Moi personnellement, depuis que je vis en France, je n’ai jamais été contrôlé par la police. Je n’ai jamais eu de problèmes avec la justice et je n’en ai jamais créé. C’était travail-maison, maison-travail.
         À un certain moment, j’avais pensé à faire le regroupement familial. J’ai loué un appartement et j’ai payé le loyer pendant un an. Quand ma femme et mon fils sont arrivés, ils ne voulaient pas rester. Alors, ils sont rentrés. Ma femme est revenue ici pour se faire opérer et elle est restée six mois.
         À présent, tous mes enfants sont mariés et ont des enfants. Ils m’ont demandé de rentrer définitivement. Mais moi, je n’en ai pas envie. J’aime bien changer d’air. Avec mes petits enfants, j’entretiens de bonnes relations. Il faut dire que je les gâte. Je leur achète des cadeaux et je les emmène en promenade. Une fois, ma fille aînée a passé une année sans adresser la parole à sa mère. Elle s’était fâchée avec elle à cause de moi. C’était à l’occasion d’une fête que je n’ai pu célébrer avec eux. Ils se sont tous rassemblés et ma fille a dit: « Il ne manque que mon père. Ma femme lui a répondu: « s’il n’est pas rentré, c’est qu’il passe cette fête avec une autre femme.» Ça n’a pas plût à ma fille. Elle s’est levée et elle est partie. Elle n’est même pas restée manger avec eux. Elle est restée fâchée avec sa mère une année durant. Quand je suis enfin rentré, je lui ai demandé de se réconcilier avec elle.
         On a passé notre vie d’exil comme des chiens. On vivait à quatre ou cinq dans une chambre. Imaginez cinq paires de chaussures de travail et autant de ville! Rien que leur odeur, c’était insupportable. Chacun préparait son repas le soir pour l’emmener avec lui le lendemain. Au pays, on ne mange pas le repas préparé la veille. Nous ici, on le préparait la veille et à midi, on le mangeait réchauffé ou froid. On prenait une brique et on s’asseyait dessus pour manger comme des chiens. À 13h, le chef donnait le signal pour reprendre le travail. On finissait à 17h. On n’est pas à la maison avant 20h. Et là, il faudrait préparer à manger, éplucher les légumes, laver son linge, etc. Quelle vie avait-on? Moi, je dis qu’on en avait aucune. Par rapport à nous, les gens qui ont amené leur famille vivent mieux. Ils gagnent d’un côté et perdent de l’autre. Quand ils rentrent le soir, ils trouvent leur repas préparé, leur lit déjà fait, leurs habits lavés. Par contre, l’avenir de leurs enfants est compromis car ils n’ont pas appris les valeurs de leurs ancêtres.
         Depuis 1997, je suis à la retraite. Ma femme m’a demandé de rentrer définitivement. Mais moi, je ne voulais pas parce que je me suis attaché à ce pays. Tous mes amis sont ici. Je viens les voir régulièrement. Je vais continuer à faire des allers-retours jusqu’à ce que je n’en aie plus la force. Honnêtement, je préfère mourir là-bas au pays qu’ici. Si je meurs ici, c’est que le Bon Dieu l’aura voulu. Vous savez, à la naissance, le Seigneur avait prévu l’endroit où l’âme allait être rendue. C’est écrit. Celui qui meurt au pays est béni. Par contre, celui qui meurt ici est enveloppé par le souffle de l’enfer.

Mohamed.A

 

    

        Je m'appelle B.L. je suis né en 1941 à Azrou à une trentaine de kilomètres de Méknès au Maroc.
        J'ai cinq frères. Mes parents étaient agriculteurs. On n’achetait rien à part quelques produits de base comme le thé et le sucre. Quand j'ai grandi, je travaillais la terre avec mon père. Le soir après le travail, je rentrais à la maison ou j'allais rejoindre mes copains dehors. À l'époque, il n'y avait rien pour les loisirs. On allait à l'épicerie du coin pour jouer aux cartes,       
         Un jour, j'ai volé une bouteille d'huile de la maison et des poules que j'ai vendues pour partir ailleurs, à l'insu de mes parents. Je voulais faire des études à l'école coranique. J'ai donc dépensé le peu d'argent que j'avais et je me suis retrouvé sans le sou. Alors, j'ai travaillé comme berger dans une ferme pendant six mois. Je suis descendu à Meknès et là, je suis tombé nez à nez avec mon cousin. Il m'a ramené de force à la maison. J'y suis resté jusqu'à mon départ pour la France.
         D'ailleurs, au début, je n'avais même pas l'intention de venir ici. Je me promenais à Meknès et je suis tombé sur un bureau qui inscrivait les candidats qui voulait venir travailler en France. Je me suis donc inscrit sans le dire à mes parents. Personne ne le savait. Ce n'est qu'en arrivant ici que j'ai écrit à ma mère pour l'en informer. Je ne lui avais rien dit au début parce que j'avais peur qu'elle ne me laisse pas partir. Je croyais qu'en venant en France, j'allais faire quelque chose de ma vie. Je suis venu, et je suis resté zéro.
        Je suis venu en France en 1964 comme saisonnier. Je travaillais dans un champ de betteraves. Mon contrat était valable trois mois. À la fin de mon contrat, au lieu de retourner au Maroc, je suis venu à Nice parce que j'avais des amis qui s'y étaient installés. J'ai réussi à avoir un contrat de travail, j'ai fait mes papiers et j'y suis resté. J'ai travaillé comme manœuvre au début et, après, comme carreleur à Nice et à Perpignan.
         Depuis 1964, date à laquelle je suis rentré en France, je ne suis jamais retourné au Maroc parce que je n'en avais pas les moyens.
        Je gagnais beaucoup d'argent mais je le dépensais aussitôt. Je jouais au casino, au poker, etc. et je buvais beaucoup. À chaque fois que je voulais rentrer pour voir ma mère - à l'époque, elle était encore vivante - j'allais jouer au casino en espérant gagner le gros lot pour pouvoir rentrer au pays définitivement. Le gros lot, je ne l'ai jamais gagné et comme j'ai perdu l'argent du voyage, je n'ai pu rentrer chez moi.
         Je n'ai jamais pensé à me marier parce que ça ne m'intéressait pas. J'ai vécu 13 ans avec une algérienne qui avait des enfants et quand elle m'a parlé de mariage, j'ai pris le minimum d'affaires et je suis parti lui laissant le studio où on habitait tous les deux. Et depuis, je n'ai jamais vécu avec une femme parce que j'ai estimé que ce n'était pas intéressant. Je pense qu'il vaut mieux vivre seul parce qu'avoir une femme, c'est avoir un gendarme derrière soi. Il faut rentrer à l'heure, justifier son retard, rendre des comptes, etc. Moi, je vis seul et je suis libre. Personne ne me demande où j'étais, ni qu'est-ce que j'ai fait.
         De même, je n'ai jamais pensé à avoir des enfants parce que j'ai vu que ceux qui en avaient n'étaient pas bien. Ils sont obligés de bouger tout le temps. Moi, par contre, que je travaille ou pas, c'était pareil. Je ne me faisais pas de soucis.
        Quand je suis venu en France, ma mère allait bien. Après quelques années, elle est tombée malade. Elle ne voulait pas aller à l'hôpital. Aucun de mes frères ne m'avait prévenu qu'elle était malade. Je serais rentré pour la voir. Elle est décédée juste après mais moi, je ne savais rien. À chaque fois que je téléphonais à la maison, on me passait une dame qui se faisait passer pour ma mère. Mais, ce n'était pas elle. Quand je l'ai raconté à un ami, il m'a dit que ma mère était morte il y a quelques années. Je n'ai pas compris pourquoi mes frères n'avaient pas jugé utile de me prévenir de son décès.
         Quand je travaillais, je ne restais qu'un mois ou deux chez le même patron. Lorsque l'un d'eux voulait me déclarer, je m'en allais parce que je gagnais plus en travaillant à la tâche. C'est pour ça d'ailleurs que j'ai une petite retraite.
         À Nice, je partageais mon logement avec des amis. Chacun avait son travail et celui qui avait les sous allait faire les courses. On mangeait ensemble le soir et le matin, chacun allait à son travail.  La chambre que l'on occupait était très petite et pas très belle les murs pas peints et le sol très dégradé. En plus on buvait trop. Je suis tombé malade et je mélangeais le vin et les médicaments. Je n'arrivais même plus à tenir debout, je ne pouvais plus vivre là, Avec l'aide d'une assistance sociale, j'ai été admis à la maison de retraite à Saorge. Mais là, il faut rentrer à l'heure et rester avec eux. Un jour, on était invités. L'ambiance ne me plaisait pas. Alors, je suis resté un peu et je suis rentré à pied. ils m'ont cherché partout et comme ils ne me trouvaient pas, ils ont appelé les gendarmes. À leur retour, ils m'ont croisé pas loin de la maison de retraite. J'étais presque arrivé. Ils ont fait un rapport dans lequel ils avaient précisé que j'étais parti sans prévenir. Je n'ai pas apprécié parce que j'étais un homme libre. Je n'étais pas un gamin. Tout ça pour dire que la maison de retraite est comme une prison. Des fois je me dis que j'aimerais rentrer au Maroc, mais pour faire quoi. Je ne connais plus personne. Après 40 ans d'absence c'est beaucoup.

Lyazid B

         Je m'appelle Mme T.K. Je suis née en 1937 à Aïn Kercha en Algérie.
Mon mari est venu en France en 1952 et en 1957, il m'a demandée en mariage. Au début, je ne le connaissais pas. Par contre, lui , il m'avait déjà vue auparavant et je lui plaisais. Sa mère est donc venue demander ma main à mes parents et nous nous sommes mariés. Il est resté trois mois avant de repartir en France. J'étais alors enceinte de ma fille aînée. Quand il est rentré en vacances, elle avait 6 ou 7 mois. Il rentrait une fois par an. Il m'arrivait de ne pas me rendre compte qu'il était déjà reparti. Je vivais avec sa famille chez ses parents. On menait une vie de paysans. Je trayais les vaches et les brebis et m'occupais de la maison. Je faisais tout pour eux. Je leur préparais à manger, lavais leur linge, etc. Mais, ils se montraient  ingrats.
         Comme je ne m'entendais plus avec ma belle-mère, elle m'a chassé. Alors, je suis partie de la maison familiale. J'ai dû me débrouiller toute seule pour trouver un toit. Personne n'était là pour m'aider. Lui, il travaillait, m'envoyait de l'argent et moi, je me débrouillais avec. Je suis donc allée m'installer au village, comme on l'appelait à l'époque. Les enfants qui étaient encore petits faisaient les petites courses. Parfois, ils se faisaient battre par d'autres enfants, rentraient seuls de l'école, etc.. parce que je n'avais personne pour les surveiller. J'étais toute seule et je ne pouvais pas être au four et au moulin. Je pense qu'une femme qui vit sans son mari est une femme qui vit dans la misère.
         Quand j'ai eu ma maison, j'ai invité ma belle-mère et on s'était réconciliées. Je me suis occupée d'elle jusqu'à ce qu'elle décède. Par contre, je m'entendais très bien avec mon beau-père. Après le décès de sa femme, il voulu se marier. Je me suis allée voir la femme sur laquelle il avait jeté son dévolu et me suis occupée de tout.
         Ce qui m'ennuyait le plus, c'était que mon mari ne rentrait qu'une fois par an et pour un mois. Quand j'ai eu mes deux premiers enfants, il m'a demandée de l'accompagner, mais j'ai refusé. J'ai préféré rester là-bas pour m'occuper des enfants. Je voulais qu'ils fassent des études, qu'ils soient bien nourris et qu'ils aient un bel avenir.
         J'ai eu 14 enfants. 12 seulement ont survécu: huit garçons et quatre filles. À chaque fois, j'accouchais toute seule parce qu'il n'y avait pas d'hôpital à proximité. J'accouchais toute seule et ensuite, je faisais appel à ma mère qui n'habitait pas loin. Elle coupait le cordon ombilical et s'occupait de tout. Par contre, pour les jumeaux, j'ai accouché à l'hôpital parce que j'étais souffrante. Pour le petit dernier, j'ai accouché toute seule à la maison vers minuit. Je l'ai enveloppé, allaité et couvert. Nous nous sommes endormis et le lendemain au réveil, les enfants m'ont vue avec le bébé. Ils m'ont demandée de qui était-il. Je leur ai répondu que c'était leur petit frère qui avait vu le jour la veille. Ça les a fait rire. Au quatrième jour, je me levais pour m'occuper de la maison, des enfants et pour traire les vaches et les brebis. Je posais le bébé dans un coin où je pouvais le surveiller et je trayais la vache ou la brebis dans l'autre.
         Les enfants ont grandi sans la présence de leur père. Comme ils ne le voyaient qu'une fois par an, ils ne le craignaient pas. Il n'avait aucune autorité sur eux. Quand les filles avaient atteint l'âge de se marier, c'était lui qui s'était occupé des cérémonies de mariage. C'était son devoir. Je ne pouvais pas tout assumer toute seule. Pour les garçons, c'était pareil, excepté une fois où il a demandé à son frère de le remplacer. Il pouvait assister aux mariages mais pas aux fiançailles.
         À présent, j'ai pris conscience que je n'avais pas vécu longtemps avec lui. Disons que jusque là, je vivais toute seule avec mes enfants comme si je n'avais pas de mari. Cela dit, pendant une vingtaine d'années, je faisais des allers et retours entre là-bas et ici. Je venais le voir à Nice et je repartais. Il faut dire qu'à l'époque, la France n'exigeait pas le visa.
         Maintenant que les enfants sont grands et que chacun a sa petite vie, j'ai décidé de venir vivre avec lui ici en France. Les procédures du regroupement familial sont très longues. Finalement, ça a abouti. Je suis arrivée ici en juillet 2002 et depuis, les enfants n'arrêtent pas de m'appeler au téléphone. Il faut dire que je m'occupais de tout quand j'étais là-bas. Je veillais sur tout. Je leur manquais tout simplement. Eux aussi, ils me manquent.
         La maison où l'on habite actuellement est un peu exiguë et le couloir, un peu étroit. J'aurais préféré une maison plus grande mais on n'a pas à se plaindre. Elle est très agréable et le quartier est bien tranquille. 

                         
Taous.K

         Je m’appelle M.K. je suis né en 1929 à Kercha près de Constantine dans le nord-est algérien.
         J’ai trois frères et sept sœurs. Mes parents étaient fermiers. Ils élevaient des moutons, des vaches et des poules. Ils cultivaient la terre et on vivait des récoltes. On mangeait très bien.
         Je suis venu en France en 1952 avec un contrat de travail qu’on prenait à l’époque à la mairie au pays. Je me suis installé à Nice où je travaillais comme manœuvre. Au début, on était hébergés dans des baraquements et ensuite, dans des caves. On gagnait 120 francs par mois quand on travaillait tout le mois. En 1957, je me suis marié. Ma femme vivait chez mes parents. Quand j'ai eu deux enfants, j'ai quitté le village et me suis installé avec ma petite famille dans une maison qui appartenait à mon père. Ma femme s'occupait de la maison et des enfants. On en a eu douze; huit garçons et quatre filles. Deux des quatre filles sont aujourd'hui mariées. Et moi, je travaillais ici et lui envoyais de l'argent pour vivre. Mes enfants sont venus plusieurs fois ici comme touristes  mais n'y sont jamais restés. Ils vivaient mieux là-bas. Ils étaient bien nourris. J'avais des vaches, des moutons, etc. et mes enfants mangeaient les produits de la ferme. Ils étaient nourris au beurre, au lait de vache et au fromage que ma femme préparait à la maison.
         Chaque mois, j'envoyais de l'argent à mon père. À cette époque, il était inconcevable qu'une femme sorte toute seule pour aller à un bureau de poste. C'était mal vu. Donc, j'envoyais de l'argent à mon père qui se chargeait de le donner à ma femme. Il ne lui donnait pas tout. Il prélevait toujours une partie de la somme. Il lui donnait de quoi nourrir les enfants et les habiller.
         Sur les chantiers, c'était le chef qui commandait. Il nous disait ce qu'il y avait à faire et on s'exécutait. Il nous donnait ses instructions en français, mais on ne comprenait pas tout. Alors, on lui demandait d'expliquer davantage.
         Là où on habitait à l'époque, on ne disposait que de barrettes en bois qui nous servaient de lits. On avait des réchauds à pétrole pour préparer à manger. Sur le chantier, on réchauffait notre repas au feu de bois. À midi, on allait déjeuner. Comme on ne disposait ni de chaises ni de tables, on s'asseyait sur une brique et on mangeait. Parfois, on plaçait de longues planches qui faisaient office de table et on partageait le repas ensemble: français, arabes, etc.
         À l'époque, quand je recevais mon salaire et mon bulletin de salaire, je prenais l'argent et je brûlais le bulletin. Je ne pensais pas que j'allais rester ici jusqu'à la retraite et vivre avec ma pension. Je ne pensais qu'à bâtir ma maison et subvenir aux besoins de ma famille. Parmi les seuls bulletins que j'avais gardés, il y en avait beaucoup qui était fictifs. Je m'en suis rendu compte quand j'ai rempli mon dossier retraite. Mais, c'était trop tard.
         Aujourd'hui, je ne pense qu'à faire venir ma femme près de moi et vivre ensemble un certain temps ici en France. Je ne couperai pas les ponts avec ma famille et mon pays, mais je rentrerai pour deux ou trois semaines. Je ferai le voyage avec ma femme mais on n'y restera pas. Les enfants sont adultes et responsables maintenant. Le plus jeune a déjà 35 ans. Chacun se débrouille de son côté, eux du leur et ma femme et moi du nôtre. Tout est de ma faute. J'aurais dû y penser il y a bien longtemps parce que maintenant, on a vieilli. On a sacrifié notre vie. Je rentrais deux fois an. J'étais reçu comme un invité dans ma propre famille. Ce n'est pas comme celui qui a vécu toute sa vie près de sa femme. Moi, je ne l'avais pas fait. C'est pour ça que, quand je rentrais au bout d'un an d'absence, elle me considérait comme un invité. À peine arrivé que je devais partir. Le mieux pour ma femme et moi maintenant qu'on a vieilli, c'est de vivre ensemble le restant de nos jours. Cela dit, je continuerai à aider mes enfants s'ils ont besoin de moi.
         Quant à mes rapports aux français, ils se limitaient au strict minimum. Je n'avais de contact avec eux que quand j'allais acheter une baguette ou de la viande. Quand je ne connaissais pas le terme français d'un objet que je voulais acheter, je regardais partout jusqu'à ce que je le trouve. Là, je dis: " Madame, je veux ça." Et quand il m'arrivait de ne pas savoir compter les pièces de monnaie, je réglais mes achats avec un gros billet. Telle est la situation de celui qui ne sait ni lire ni écrire. Il est comme un aveugle. Si vous ne le guidez pas, il tombe.
         Aujourd'hui,  les enfants sont grands et se débrouillent seuls. Après 3 ans de démarches, ma femme est prés de moi. Nous allons rattraper les 50 ans de séparation et nous revivrons un nouveau mariage.         

Mohamed.K

         Je m'appelle L.M. Je suis né en 1939 à Douar Aït Machen dans le sud marocain.
         J'ai deux frères et deux sœurs. Mon père était agriculteur. Quand j'ai grandi, il m'a confié le troupeau. J'étais devenu berger. Comme ce travail ne m'intéressait pas, je me suis enfui de la maison. Je suis allé à Béni Mellal où j'ai travaillé avec un homme qui creusait les puits. J'avais 12 ans à l'époque. Au bout de 2 ou 3 mois, je suis parti à Marrakech où j'ai travaillé avec un mécanicien. J'ai dû le quitter parce qu'il ne me payait pas assez. Il me donnait 1,50 Dirham par semaine. Ce n'était pas suffisant. J'ai alors trouvé un travail dans une entreprise de confection qui exportait à l'étranger. Mon père qui a appris la nouvelle ne voulait que j'y travaille parce qu'il croyait que j'étais tailleur tels ceux qu'il rencontrait dans les souks avec leurs machines à coudre. Il se trompait parce que mon travail consistait à mettre des boutons, etc. en m'aidant des machines. Tout était automatisé puisque c'était une usine.
         Dans les années 1960, je suis allé rendre visite à un gendre à Oujda et là-bas, on m'avait dit qu'il y avait du travail en Algérie. J'y suis donc allé. En 63, suite au conflit maroco- algérien , les autorités algériennes ont expulsé tous les travailleurs marocains. De retour au pays, je me suis engagé dans l'armée pour 6 mois. Quand le Maroc et l'Algérie se sont réconciliés, je suis reparti en Algérie et j'y ai travaillé pendant 6 ans. Je travaillais comme mécanicien dans un garage pendant la journée et le soir, je travaillais comme gardien. Je gagnais bien ma vie parce que j'avais deux salaires. Chaque début du mois, j'envoyais de l'argent à mes parents. Quand Boumediène est arrivé au pouvoir, il a limité le transfert d'argent entre les deux pays. On n'avait plus le droit d'envoyer plus de 100 Dirhams. Je gagnais beaucoup d'argent mais je ne pouvais plus l'envoyer au Maroc. Alors, je suis rentré au pays et en 1968, je suis venu en France, à Nice où j'ai travaillé avec un patron italien comme manœuvre pendant une année. Je n'avais pas de papiers à l'époque. Mon patron en a fait la demande à la préfecture mais elle a été refusée. En 1972, je suis parti en Corse et c'est là-bas que j'ai réussi à avoir ma carte de séjour. J'y ai travaillé pendant 3 ans. Après, je suis revenu à Nice et j'ai travaillé comme plâtrier. 
         Après avoir eu mes papiers en 1972, je suis rentré au Maroc où je me suis marié. J'ai eu quatre enfants: trois filles et un garçon. Ils ont tous fait des études. Deux filles sont maintenant enseignantes et la plus jeune passera son baccalauréat cette année. Le garçon ne l'a pas réussi. Il a donc arrêté ses études et a appris la coiffure. Maintenant, il a son salon de coiffure et il travaille bien.
         En 1981, j'ai eu ma carte d'artisan. Le travail à cette époque ne manquait pas. Quelques années plus tard, pendant que j'étais en vacances au Maroc, le gérant de mon entreprise en a profité pour vider la caisse. Quand je suis revenu, je n'ai trouvé que des dettes. J'ai dû travailler 3 ans pour rembourser ce que je devais. Depuis 10 ans, je suis sans emploi. J'ai touché des indemnités chômage, puis le RMI. J'aurais voulu être à la retraite à 60 ans, mais ils m'ont refusé l'inaptitude alors que je suis très fatigué. Je dois attendre 65 ans avec le RMI comme seule ressource. Ce n'est pas une vie. Je suis obligé de rester en France pour remplir les papiers tous les trois mois. Quand je toucherai  ma retraite, je rentrerai au Maroc.

Mohamed.L

         Avant chaque départ au Maroc, j'ai pris l'habitude de laisser tous mes papiers à un ami pour qu'il s'occupe du courrier et qu'il m'appelle si besoin est. En 2001, comme à l'accoutumée, je lui ai laissé tous les papiers, y compris mon livret à la poste. Quand j'ai besoin d'argent, je l'appelle. Il se rend à la poste, retire de l'argent et me l'envoie.
         Cette année, à l'approche de l'Aïd El Kébir, j'avais un besoin urgent d'argent. Alors, je l'ai appelé pour qu'il m'en envoie. Quand il s'est rendu à la poste, non seulement il n'a
pas trouvé d'argent sur mon compte mais l'employé de la poste a coupé le bout de mon livret pour qu'il ne soit plus utilisable. En apprenant la nouvelle, je suis revenu sur Nice pour voir ce se passait.
         Avec un ami qui parlait bien français, je suis allé à la poste pour demander des explications. L'employé qui nous a reçus m'a dit que ma pension de retraite complémentaire a été versée sur un autre compte et ce, depuis longtemps. Alors, je me suis rendu au siège de la complémentaire. La dame qui nous a reçus a vérifié sur son ordinateur et m'a dit qu'il n'y avait aucun problème. Je lui ai répondu que si je n'avais aucun problème, pourquoi donc ma pension n'a-t-elle pas été versée sur mon compte et pourquoi n'ai-je pas reçu ma déclaration annuelle de revenus. Elle a re-vérifié sur son ordinateur et m'a dit: « C’est normal. Vous avez transféré votre compte à Ouarzazate ». Ce n’était pas vrai parce que mon compte au Maroc se trouve à Agadir où j’habite. La dame alors m’a répondu: « Vous vous appelez M. Aït Hammou Abdellah et vous habitez à Douar Idelssane, Skroura, province de Ouarzazate ». Elle m’a demandé de lui ramener un extrait d’acte de naissance que je suis allé chercher à Marseille au consulat du Maroc. Quand je suis revenu pour le lui fournir, elle m’a donné trois photocopies: l’adresse de mon homonyme, son numéro de compte à Ouarzazate et le nombre de trimestres qu’il avait touchés et qu’il me devait. Ils étaient au nombre de quatre.
         Pour éviter que le problème ne se renouvelle, j’ai ouvert un compte à la BNP et j’ai fourni des relevés d’identité bancaire à la CRAM, à la Pro Btp et à la complémentaire. Une fois ce problème résolu, je suis parti au Maroc avec l’intention d’aller à la rencontre de mon homonyme. Après de longues heures à demander mon chemin aux passants, j’ai fini par trouver son domicile et de le rencontrer. Je lui expliqué les raisons de ma visite et le lendemain, on s’était rendus à la banque où on a été reçus par le directeur d’agence en personne. Finalement, on est arrivés à un accord. Il devait me verser la somme de 750 dirhams par mois jusqu’à ce qu’il éponge à sa dette qui s’élevait à environ 6400 dirhams.

Mohamed.A

         Je m'appelle E.E. je suis né en 1940 à Fès au Maroc. Mon père était agriculteur. Il est décédé quand j'avais 4 ans. J'ai le souvenir de ses funérailles mais je n'en ai aucun de son visage. J'avais deux frères qui sont morts eux aussi quand j'étais petit. Ma mère s'est remariée et a eu quatre enfants; trois garçons dont deux sont morts très jeunes et une fille.
         Quand j'ai grandi, j'ai travaillé dans une ferme qui appartenait à un français. C'était l'époque de la colonisation. Je touchais à l'époque un dirham par jour. Comme je ne payais pas de loyer, je donnais une bonne partie de mon salaire à ma mère. Je gardais juste ce qu'il fallait pour mes loisirs.
         Après l'indépendance, mon employeur a eu des problèmes avec les autorités marocaines. Il était obligé de vendre sa ferme. Je me suis retrouvé au chômage du jour au lendemain. Un mois plus tard, j'ai trouvé une place dans une autre ferme qui appartenait également à un autre français. Il en avait une autre à Toulouse. Il ne venait à Fès qu'en été.
         À l'époque, j'étais encore célibataire. En 1962, je me suis marié et en 1963, mon patron m'a demandé de venir travailler avec lui dans sa ferme à Toulouse. J'ai accepté et il s'est occupé de toutes les formalités administratives. Il a réussi à me procurer un passeport et quand je suis arrivé à Toulouse, il a fait le nécessaire pour que j'obtienne ma carte de séjour. Le travail était vraiment très dur. On se levait le matin à l'aube et on finissait le soir au coucher du soleil. Heureusement qu'on dormait sur place. J'ai donc travaillé chez lui pendant quelques mois. J'étais obligé de le quitter parce qu'il ne me payait pas assez. Je gagnais à l'époque 6 francs par jour. Mon futur beau-frère qui travaillait comme soudeur dans un garage en plein centre ville de Toulouse  gagnait 30 francs par jour. J'ai demandé à mon employeur une augmentation et comme il a refusé de me l'accorder, je suis parti. Je suis donc rentré au Maroc. Mon beau-frère travaillait à l'époque à Nice. Il m'a proposé de venir avec lui et j'ai accepté. Il m'a présenté à un artisan et c'est comme ça que j'ai commencé à travailler dans le bâtiment. J'ai commencé à travailler comme manœuvre et, petit à petit, en regardant faire les autres, j'ai appris le métier et je suis devenu maçon et plâtrier.
         En 1967, comme il n'y avait plus de travail, je suis parti au Canada chez un ami. Arrivé là-bas, j'ai travaillé comme plongeur dans un grand restaurant pendant trois mois. Il faisait très froid et le travail ne me plaisait guère. J'ai donc fait ma valise et je suis rentré à Nice. J'ai commencé à travailler avec des artisans. Dès que le chantier était fini, il fallait chercher ailleurs. Je fonctionnais ainsi jusqu'au jour où j'ai trouvé une bonne place dans une grande entreprise avec laquelle je travaille actuellement.

El Khamar.E 

         Je m'appelle M. L.M. Je suis né en 1942 à Foum Zguit dans la province de Ouarzazate. Mon père avait trois frères et une sœur. Il possédait une grande ferme où il avait planté des palmiers. Il avait également un troupeau de vaches et de moutons. Il est décédé quand j'avais deux ans. Je n'ai gardé aucun souvenir de son visage.
         J'ai deux frères. Je suis le plus jeune. L'aîné était et est toujours le cheikh du village. Au début, j'ai travaillé dans la ferme de mon père avec les autres ouvriers. Comme il n'y avait rien de prévu pour les loisirs des jeunes, j'étouffais. Il faut dire aussi que j'avais besoin d'un peu de liberté. Alors, j'ai décidé de partir à Casablanca, d'autant plus que mon autre frère y travaillait et y était déjà installé, ainsi que bon nombre de jeunes du village.
         En 1960, je me suis rendu à Casablanca. En moins d'une semaine, mon cousin a réussi à me trouver un emploi dans une usine qui fabriquait des bougies et des cierges. J'y ai travaillé une année. Pendant l'hiver, l'usine tournait à plein régime, vingt-quatre heures sur vingt quatre. Il y avait deux équipes. Chacune travaillait douze heures par jour. Par contre, pendant l'été, l'activité était ralentie parce que les bougies se vendaient moins à cette période de l'année. On ne travaillait que six à sept heures par jour. On n'allait au village que pendant les grandes fêtes.
         Un jour, je suis allé déjeuner chez mon cousin. Je lui ai fait part de mon intention de changer de travail. Il m'a dit qu'il avait un ami qui cherchait quelqu'un de confiance pour travailler dans son usine. Il fabriquait des fils qu'il vendait dans toutes les villes du Maroc. C'est ainsi que j'ai quitté mon ancien travail pour reprendre une nouvelle activité. Dans cette usine, j'étais embauché comme magasinier. En quelques semaines, j'ai réussi à gagner la confiance du patron qui me donnait de plus en plus de responsabilités. En 1965, je suis rentré au village et me suis marié avec ma cousine. Je voulais la faire venir avec moi à Casablanca mais ma mère avait refusé. Elle pensait que si qu'en ayant ma femme à mes côtés, elle perdrait l'espoir de me voir revenir au village. Je n'ai pas voulu la contrarier et j'ai dû me soumettre à sa volonté. Mon travail allait bien jusqu'en 1969, date à laquelle mon patron a vendu son usine. Très vite, les relations avec le nouveau patron se sont dégradées. Il était très méfiant et je n'aimais pas ça. Je commençais déjà à caresser l'idée de changer de travail. Ça tombait bien parce que ma mère m'a demandé de venir m'occuper de la ferme de mon père. Elle ne pouvait pas la gérer toute seule. Je suis donc rentré définitivement au village. C'est une fois là-bas que j'ai eu des enfants; un garçon et une fille.
         En 1977, j'ai demandé un passeport que j'ai eu sans grandes difficultés parce qu'on payait des impôts à l'époque. À l'époque, mon deuxième frère était déjà installé en France à Strasbourg depuis 1972. J'ai dit à ma mère que j'allais en France rendre visite à mon frère. Auparavant, je m'étais renseigné auprès des immigrés originaires de mon village qui m'avaient conseillé d'aller à Nice parce qu'il y avait du travail. C'est ainsi que je me suis retrouvé à Nice en mars 1978. J'ai été logé chez des compatriotes le temps que je trouve un emploi. À l'époque, le travail ne manquait pas. Comme j'ai réussi à économiser un peu d'argent, je suis rentré au pays au bout d'un an et demi d'exil. Pour me faire pardonner par ma mère, je l'ai envoyée en pèlerinage à la Mecque en compagnie de mon frère aîné.
         À l'époque, la France n'exigeait pas encore le visa. Alors, je suis revenu et j'ai pu régulariser ma situation à l'arrivée de Mitterrand au pouvoir. Depuis, j'ai toujours travaillé et chaque été, je rentrais en vacances auprès des miens. J'ai acheté une maison à Casablanca où j'ai installé ma femme et mes enfants. Ces derniers, Dieu merci, ont fait des études. Le garçon est fonctionnaire et la fille, enseignante.
         Aujourd'hui, j'ai soixante-deux ans et je travaille encore. Quand j'aurai ma retraite, je rentrerai auprès des miens. Cela dit, je reviendrai en France de temps en temps pour voir les amis et pour me faire soigner parce qu'en vieillissant, la santé se dégrade.         Maintenant, je supporte la pénibilité du travail dans le bâtiment. Au pays, les soins coûtent très chers avec des résultats souvent médiocres. J'espère que je n'en aurais pas besoin. Cela me permettra de vivre une retraite paisible et bien méritée.   

Mohamed.L

         Je m'appelle M.H. Je suis né en 1944 à Jendouba en Tunisie. J'ai trois frères. Mes parents étaient agriculteurs. Ils cultivaient la terre et élevaient le bétail. Les récoltes étaient souvent très bonnes et on vivait très bien.
        En 1966, le gouvernement tunisien a imposé le système des coopératives. Du jour au lendemain, nous nous sommes retrouvés sans rien. À l'époque, j'étais au lycée. J'ai dû abandonner mes études alors que j'étais en première pour aider mes parents.
         En 1971, je suis venu en Corse où j'ai travaillé un an et demi. En 1973, je suis rentré en Tunisie pour me marier. Je suis revenu en Corse juste après et j'ai fait ma demande de carte de séjour. J'y ai travaillé trois ans. À l'époque, j'étais encore jeune et un peu turbulent. J'ai donc quitté la Corse pour m'installer à Lyon où j'ai travaillé avec une grande entreprise de bâtiment qui avait des chantiers partout en Europe; en France, en Belgique et en Suisse. J'y allais en déplacement, tous frais payés. Je menais la belle vie à l'époque car je gagnais bien ma vie.
         Chaque mois, j'envoyais de l'argent à ma femme qui s'occupait de nos cinq enfants; quatre garçons et une fille. J'ai donc construit ma maison et poussé mes enfants à faire des études. Aujourd'hui, Dieu merci, ils ont tous réussi dans leurs études, sauf le dernier qui a abandonné après avoir raté son baccalauréat cette année. L'aîné est ingénieur en électronique et travaille avec une grande entreprise au pays. Je suis rentré dernièrement pour assister à son mariage. Les deux autres ont une maîtrise scientifique chacun et travaillent dans la même boîte que leur frère aîné. Ils gagnent bien leur vie, Dieu soit loué. Quant à la fille, elle passe sa licence cette année à la faculté des sciences à Tunis.
         Je suis venu la première fois à Nice en déplacement. Je travaillais la semaine et le week-end, j'allais à Marseille ou dans le var. Le climat ici m'avait plu et j'ai décidé de rester. J'ai quitté mon travail et commencé à travailler avec des artisans jusqu'au jour où j'ai décidé de travailler à mon compte. Le travail ne manquait pas à l'époque.
         En 1984, j'ai acheté du matériel et suis rentré pour m'installer définitivement en Tunisie. À peine arrivé là-bas, j'ai réussi à avoir un grand chantier; la construction d'un grand barrage. J'ai fait mes calculs et j'ai dû le refuser parce qu'il n'était pas rentable. Il fallait arroser beaucoup de monde. Selon mes calculs, tout le bénéfice allait y passer. Dégoûté, j'ai donc fait mes valises et suis revenu à Nice.
         Dans les années 90, la crise commençait à se faire sentir et le travail se faisait de plus en plus rare. Ma santé commençait à se dégrader. Depuis 2000, je suis au R.M.I mais je ne me plains pas. Aujourd'hui, je suis fier de mes enfants. Je leur ai donné la chance de faire des études et de préparer leur avenir, chance dont j'étais privé auparavant. Mon
bonheur, c'est de les voir épanouis et heureux dans leur travail.
         Je vais avoir 60 ans bientôt et je viens de déposer mon dossier de retraite personnelle. Je me contenterai de ce qu'ils vont daigner me donner.  

Hédi. M

          Je m'appelle Sélim et j'ai 75 ans.  Un été, je suis rentré en Tunisie pour assister au mariage de ma fille. Pour l'occasion, nous avons invité beaucoup de gens. Le jour du mariage, j'étais assis à côté de ma fille et de mon gendre. Au moment de la signature du contrat de mariage, le Cadi a demandé au tuteur de se lever. J'ai fait le geste de me lever mais mon fils m'a devancé. Il s'est levé et s'est dirigé vers la table. Arrivé devant les mariés, il s'est retourné car il venait de se rendre compte que j'étais là. Il était un peu embarrassé. Il s'est contenté de ma dire: " Excuse-moi, papa! Mais c'est l'habitude." À ce moment là, je me suis levé pour signer le contrat de mariage. Je me suis rendu compte que l'exil prolongé m'a fait perdre ma place de père, de mari et de grand père, Ça m'a fait beaucoup de mal car c'’était très dur à supporter.

Sélim

         Je m'appelle E.A. Je suis née en 1940 au Maroc. Je me suis mariée à l'âge de 16 ans. L'homme que j'ai épousé était plus âgé que moi. Il avait 55 ans et travaillait aux chemins de fer. A l'époque, j'allais encore à l'école. On m'a forcée à arrêter mes études pour l'épouser. Je ne manquais de rien mais comme on vivait avec ma grand-mère et mon oncle, on a estimé que je devais me marier sous prétexte que personne ne pouvait veiller sur moi.
         Depuis la disparition de ma mère, mon père a préféré garder sa liberté et n'a jamais pensé à se remarier. Il faut dire que j'étais naïve à l'époque. Je ne faisais pas la distinction entre un homme âgé et un homme jeune. J'ai eu 5 enfants avec lui. Quand il est mort, j'ai fait une formation de couturière. J'avais également un diplôme sportif. Mon mari savait que je faisais du sport mais il ne me l'a jamais interdit. J'avais aussi appris à démonter une machine à tricoter. Même quand mon mari était vivant, je travaillais. Je donnais des cours aux filles pour leur apprendre le métier.
         Six ans après notre mariage, mon mari est parti à la retraite. A l'époque, il avait une autre femme qui habitait à Ksar El Kébir et moi, à Méknès. C'était au moment où il était parti à la retraite que j'ai appris son existence. J'avais déjà 3 enfants. Avec l'autre femme, il avait 11 enfants dont 4 vivants. Elle était très gentille. Avec tout ce qu'elle a dû subir, elle ne m'en a jamais voulu. Il faut dire qu'elle a dû voir que j'étais naïve. Je l'aimais beaucoup et de son côté, elle ne m'a jamais manqué de respect. Elle me traitait comme sa propre fille. On se rendait visite mutuellement et on s'entendait bien toutes les deux jusqu'à ce qu'il décède.          C'est là que j'ai appris qu'il avait légué tout ce qu'il possédait à sa première femme et aux enfants qu'il avait eus avec elle. J'étais encore jeune et je ne comprenais grand-chose à tout ça. Toujours est-il que l'affection qu'elle me vouait était bien intéressée. Elle a su tirer son épingle du jeu. Je me suis donc retrouvée sans rien du jour au lendemain. Tout ce qu'on avait, c'était la moitié de la retraite de mon mari que touchait ma fille parce qu'elle était encore à l'école. L'autre moitié allait à sa première femme. J'ai dû vendre tout ce que je possédais comme bijoux et autres objets pour acheter un appartement où loger mes enfants. Suite à un incident, une fille qui faisait partie de ma famille est venue chez moi et je l'ai gardée. Du coup, j'allais travailler et elle, s'occupait de mes enfants et ça a duré 15 ans.
        Un jour, j'ai rencontré une femme qui résidait en France à l'époque. Sa sœur était mon élève. Elle m'a conseillée de venir en France pour travailler. Moi à l'époque, j'avais une certaine appréhension. Elle m'a dit que si je voulais partir, elle me ramènerait avec elle. Je lui ai donné mon accord. C'était en 1979. Elle m'avait avancé le prix du billet. Je suis donc venue avec elle. Il faut rappeler qu'à l'époque, on avait besoin d'un visa pour venir en France. Un billet aller-retour suffisait pour passer la douane.
         Ma petite fille avait 2 ans et il m'était difficile de prendre la décision de partir. Quand je suis arrivée ici à Nice, la dame en question prospectait pour me trouver du travail. Comme j'étais sérieuse, les gens me faisaient confiance. Ils me laissaient les clés de leurs maisons. Je rentrais chez eux, faisais mon travail et m'en allais.
         Un jour, un ami du mari de la femme avec qui je suis venue ici m'a demandée en mariage pour que je puisse avoir un titre de séjour. Il était déjà marié. Sa femme et ses enfants vivaient au pays. Je lui ai dit: "Au lieu de te marier avec moi, fais venir ta femme et tes enfants!". Il m'a dit qu'il ne pouvait pas les faire venir et qu'il voulait faire sa vie ici avec moi. Il était honnête puisqu'il m'avait avoué qu'il était marié et qu'il avait des enfants au pays.          Je lui ai dit que j'acceptais mais à condition que sa femme ne soit pas au courant de notre liaison. En fait, je ne voulais pas qu'il me crée des problèmes parce que moi aussi, j'avais mes enfants et si j'étais venue en France, c'est pour travailler afin de leur offrir un meilleur avenir. Il m'a donc promis qu'il ne me créerait aucun problème et qu'il ne me demanderait aucun compte.
         Finalement, nous sommes rentrés au pays et nous nous sommes mariés. De retour en France, j'ai fini par avoir ma carte de séjour. Je dois avouer qu'il ne m'avait jamais manqué de respect. De mon côté, je travaillais et à la fin de chaque mois, j'envoyais de l'argent à mes enfants parce que je ne voulais pas qu'ils manquent de quoique soit.
         Quelques années plus tard, ma fille aînée s'était fiancée. Je lui ai offert sa cérémonie de mariage. Mes autres enfants allaient encore à l'école. Comme je vivais très loin d'eux, je ne pouvais surveiller leurs fréquentations. J'avais peur qu'ils deviennent des voyous ou qu'ils s'adonnent à la drogue. Je ne cessais d'y penser. À force d'y penser, je suis tombée malade. J'avais un problème au niveau du cœur. Cette maladie m'a donné le droit de partir à la retraite à l'âge de 60 ans. Mon second mari avait pris la sienne aussi et avait décidé de rentrer définitivement au pays. Il m'a proposé d'en faire autant. Je ne pouvais le suivre que s'il me promettait de subvenir à mes besoins et à ceux de mes enfants. Après tout, je suis venue en France non pas pour chercher un mari mais pour trouver un travail qui me permettrait
         d'offrir un avenir meilleur à mes enfants. Après en avoir longuement discuté mon mari et moi, nous avons décidé de divorcer. Nous sommes rentrés au pays pour entamer la procédure. Il m'a signé un papier pour mettre à mon nom le logement qu'on occupait tous les deux. J'ai ouvert un compte bancaire à mon nom aussi.
         Comme j'avais un problème cardiaque, j'ai dû prendre ma retraite à 60 ans pour inaptitude au travail. Je n'avais pas cotisé suffisamment pour espérer obtenir une retraite à taux plein. Aujourd'hui, j'ai une petite retraite et avec ça, je fais vivre toute la famille: mon grand fils avec sa femme et sa petite fille, mon autre fils avec sa femme, ma fille qui est diplômée et qui ne trouve pas un emploi et la femme que j'ai accueillie chez moi avant mon départ pour la France pour s'occuper des enfants. Avec 600 € par mois, je fais vivre 7 personnes. J'ai un seul fils qui travaille régulièrement. Il est policier et vit avec sa femme dans la maison qu'ils ont achetée. L'autre fils travaille de temps en temps quand l'occasion se présente. Les autres sont sans travail.
         Ca fait maintenant 6 ans que je suis à la retraite et je me débrouille tant bien que mal avec ce que je gagne. Ce n'est pas toujours facile parce que non seulement je dois faire vivre ma famille mais je dois également payer mon loyer ici, mes soins et ma nourriture. Chaque mois, il faut jongler mais il faut faire avec.

   Aïcha. E